Suite à la dissolution surprise de l’Assemblée Nationale en juin dernier, l’extrême-droite française, par l’intermédiaire du Rassemblement National, est passée à une poignée de cheveux de l’accession au pouvoir… provoquant effroi et stupéfaction au sein de la filière des arts et de la culture. Deux mois plus tard, celle-ci se veut combative. Par Cerise Rochet
« Je tenais à vous dire combien vous comptez à mes yeux ». En 2015, poursuivant non sans roublardise la stratégie de dédiabolisation de son parti, Marine Le Pen rédige une lettre ouverte aux artistes, destinée à les rassurer : non, elle ne leur veut pas de mal ; oui, elle les aime ; oui, son parti accompagnera la création autant que possible si d’aventure, il gouverne un jour.
« Nous vous appelons à vous mobiliser lors des prochaines élections des 30 juin et 7 juillet pour faire barrage dans les urnes à l’extrême droite ». En juin 2024, alors que l’Assemblée Nationale vient d’être dissoute et que le Rassemblement National risque de faire son entrée à Matignon, de nombreux artistes, ainsi que l’ensemble du secteur culturel, se mobilisent pour inciter les électeurs à faire barrage en votant.
Neuf ans séparent ces deux moments. Neuf ans qui prouvent qu’aucun discours, aucune stratégie, ne pourront jamais permettre à l’extrême droite d’amadouer une filière bien loin d’être dupe, et inamovible quant aux valeurs qu’elle défend. « Nos métiers, c’est créer du lien, des passerelles, des échanges. C’est être dans une démarche d’inclusion systématique. L’extrême droite, c’est tout l’inverse. C’est une idéologie fondée sur un principe d’exclusion, donc oui, la filière artistique et culturelle se situe à l’exacte opposée de l’extrême droite », diront en substance toutes les personnes interrogées pour ce présent dossier.
La culture, secteur dévalorisé
Reste que, dans cet affrontement entre deux visions du monde, l’extrême droite grignote du terrain. Certes, en juillet dernier, le Rassemblement National n’a finalement pas remporté les élections, et encore moins la majorité absolue en sièges que l’on n’osait pronostiquer. Mais jamais avant cela, il n’avait été le premier parti de France en nombre de voix lors d’un scrutin – hors abstention.
Comment en est-on arrivé là ? Sans doute, parce qu’en effet depuis des années, la stratégie du parti, de ses adhérents, sympathisants et alliés, est bien huilée : tandis que l’extrême droite mène sur tous les fronts une véritable bataille pour l’hégémonie culturelle préalable à son accession au pouvoir, le monde des arts et de la culture ne parvient plus forcément à jouer le rôle de la digue susceptible de faire barrage à des discours et à une idéologie qui pourtant lui font horreur.
« Depuis de nombreuses années déjà, la culture manque de visibilité dans le champ politique, constate Ludivine Ducrot, directrice du Fil à Saint-Étienne. On s’est beaucoup gargarisé d’avoir eu un ministre de la Culture comme Jack Lang. Ok, mais depuis ? Depuis, la culture ne représente plus un hyper-gros enjeu pour les politiques. Pourquoi on n’est pas dans le débat ? Pourquoi on est quasiment absent des programmes ? »
Depuis la construction de l’exception culturelle française entre 1959 et le début des années 80, le secteur a en effet subi une déconsidération de la part des gouvernements successifs et des politiques publiques… Alors même qu’il reste un véritable outil de liant social. Et, sous le coup de la stupéfaction provoquée par la séquence électorale de juin et juillet, de nombreux acteurs et actrices de la filière admettent par ailleurs leur propre responsabilité dans ce désinvestissement du champ politique. « Absence de front et de discours commun ». « Guerres de chapelles ». « Entre-soi ». « Manque d’engagement »…
Repenser la structuration de la filière
Après la gifle, beaucoup conscientisent aujourd’hui le fait que la structuration du secteur autour du principe de la subvention – et sa remise en question régulière au travers de budgets à la baisse – a pu entraîner une focalisation sur la défense de son pré carré, plutôt que de s’unir pour défendre toute la campagne… Et ainsi, replacer la culture et les arts au premier plan de notre société.
« Le secteur comme les politiques font une erreur à chaque fois qu’ils ne reconnaissent pas que quelqu’un est dans une démarche culturelle dès lors qu’il achète un ticket pour aller voir Jul en concert, ou un blockbuster au ciné, analyse en ce sens Farid Bouabdellah, programmateur du festival d’humour Arcomik. On ne doit jamais se boucher le nez, et dénigrer certaines formes d’expressions artistiques, car en faisant ça, tu prouves ta méconnaissance de la culture populaire, et quelque part, tu fermes la porte, alors qu’on est justement là pour l’ouvrir ».
Inégalité de la force de frappe entre l’extrême-droite et la culture
Une absence de front commun qui, associé au manque d’estime porté à l’art et à la culture par les politiques, permet d’ailleurs aujourd’hui au RN et consort de jeter le discrédit sur tout le secteur, l’accusant en vrac, de tous les maux : entre-soi, élitisme, gaspillage de l’argent public au profit de quelques-uns, wokisme, gauchisme, islamo-gauchise, bobo-islamo-gauchisme… D’autant que pour diffuser son discours, l’extrême droite dispose d’une impeccable maîtrise des outils communicationnels percutants, qui permet à ceux qui en ont l’usage de bien imprimer le message.
« La percée de Jordan Bardella sur les réseaux sociaux est assez stupéfiante, souligne Max Lavieville, responsable de l’action culturelle au Fil. Les réseaux sont construits de telle sorte à ce que son discours, relayé par des influenceurs, soit beaucoup beaucoup vu et entendu… Alors qu’à l’inverse, nous, on peut mener des projets de fou, des projets super inclusifs, qui donnent à voir une autre vision du monde, mais qui ne feront pas du tout le buzz. La vidéo du projet Baratin que l’on a postée n’a fait réagir personne, zéro, pas de retour, pas de réaction… L’algorithme déséquilibre tout… ». Un déséquilibre que note aussi Farid Bouabdellah : « Quel levier peut avoir la culture face à la force de frappe des réseaux, du colportage de fake news, et des chaînes d’infos en continu ? », interroge-t-il, sans forcément avoir de réponse.
Sentiment d’impuissance
La spirale est en effet sans appel : ce qui fait polémique suscite l’attention et le clic, ce qui suscite le clic buzz, et suscite donc encore plus de clic et d’attention. Donc, les messages de l’extrême droite buzzent, en continu. À l’inverse, l’algorithme goûte peu aux images de bienveillance, de douceur, de gentillesse et de lien entre les gens que diffuse les acteurs et actrices de la filière culturelle (voir pour cela le numéro 3 d’époque, sorti en juin dernier).
Douloureux constat que celui qui conduit à intégrer l’idée d’une certaine forme d’impuissance… Qui ne doit pas empêcher le monde culturel et artistique de vouloir poursuivre ses actions, voire, de redoubler d’efforts. « Durant des années, on a sans doute collectivement vu la vague monter sans avoir conscience de ce qui pouvait nous arriver. Là, on a tous pris une claque, ça nous a réveillés. Le point positif, c’est que depuis le mois de juin, dans les structures, on discute de ça, on s’interroge sur ce que l’on peut faire. Et il faut qu’on poursuive ces échanges, il ne faut pas que l’on se rendorme », souligne Etienne Delesse, responsable du Pax à Saint-Étienne.
Un spectre qui rôde
Ne pas se rendormir… D’autant que chacun sait pertinemment ce qui attend le secteur, si jamais le RN finit un jour par arriver au pouvoir.
Un coup d’œil dans le rétro, pour le souvenir de la censure exercée dans les communes passées sous bastion Front National dans les années 90. Un autre, dans certains coins de France, pour découvrir les problématiques auxquelles se retrouvent confrontés certains responsables de structures culturelles dans des communes actuellement dirigées par le RN. Un tour d’horizon des spectacles et concerts qui n’ont pas pu se tenir, des œuvres vandalisées, des artistes empêchés par les raids – sur les réseaux, dans les tribunaux, dans la rue – menés ces dernières années par les différentes mouvances ultra-conservatrices, à minima sympathisantes du Rassemblement National. Des jumelles, enfin, pour observer la censure structurelle et le contrôle des œuvres et des artistes, mis en place en Italie, en Pologne, en Hongrie par des gouvernements d’extrême droite.
Si la culture et l’art ont sans doute perdu de leur poids dans la société… Ils pourraient ainsi en avoir encore moins demain, avec tout le danger que cela pourrait représenter pour la multiplicité des points de vue, le pluralisme des idées, la formation de l’esprit et de la pensée, et la possibilité de la critique indispensables à la vitalité d’une démocratie. Alors… Que faire ? Redoubler d’efforts, oui, mais lesquels, et dans quelle direction ?
Quelles solutions ?
« La nouvelle génération du personnel culturel a compris certaines choses, et a tendance à fonctionner un peu différemment de la génération précédente, souligne Morgan, du collectif stéphanois Vert Boucan. J’ai le sentiment qu’elle ajoute systématiquement du sens au sens qui était déjà là. Donc, il faut l’observer, lui laisser la place, s’inspirer des directions dans lesquelles elle part, parfois. Le croisement des arts et des genres c’est quelque chose auquel on croit. En ce moment je regarde pas mal ce que propose par exemple Zama Prod, avec les Zawa Show, qui mêlent des talks, des débats, des concerts, des DJ sets et du stream… Je pense que c’est un format qui peut être intéressant, séduire du monde, amener à la réflexion… »
“Le croisement des arts et des genres c’est quelque chose auquel on croit”
Morgan, collectif Vert Boucan
Tandis qu’Etienne et son équipe réfléchissent eux-aussi à de nouveaux formats qui pourraient inviter à la discussion et au débat d’idées, d’autres, comme Max, plaident pour le travail de médiation, qu’ils font déjà et qu’il faut peut-être renforcer car il n’a jamais eu autant de sens qu’aujourd’hui : « En France, on a un souci avec la légitimité de certaines pratiques artistiques. Et on a un souci avec l’éducation artistique. Il faut créer des possibilités pour que de jeunes gamins qui veulent faire du rap ou de l’électro comme ils feraient du violon puissent le faire. Au Fil, dans les actions culturelles que l’on mène, on pend les individus comme ils sont, et on fait avec eux. La formule savant/apprenant doit être dépassée… C’est comme ça je pense qu’on pourra être entendu par le plus grand nombre, et faire pour tous ».
Des projets de terrain
Identifier des besoins. Des lacunes. Y répondre par des projets. « Soutenir des projets qui viennent du terrain », résume Farid Bouabdellah, avant de suggérer une discussion collective, quitte à réorganiser la structuration du secteur : « Il faut mener une réflexion globale sur le financement public des arts et de la culture. Pour que chacun apprenne à diversifier ses sources de revenus, aille vers le mécénat, les partenariats privés… Pour, à la fin, plus d’argent, plus d’indépendance, plus de force de résistance ».
Et, parce que les événements récents ont tout de même démontré que l’union pouvait avoir un certain poids, l’urgence est aujourd’hui à la solidarité de la filière, pour porter haut et fort l’importance de la culture et de l’art : « Il faut remonter à ce front commun, pour nous permettre de réinvestir le champs politique, pour qu’ils nous entendent, pour qu’ils nous donnent de l’importance dans leur programme, tonne Ludivine. Et puis, aussi, pour que l’on arrive à un récit commun, audible de tous, compréhensible par tous, qui soit clair et affirmé sur ce que l’on est, sur ce que l’on porte, sur ce que l’on souhaite, un discours qui soit capable de contrer le discours très affirmé du RN ».
En face, ce sera alors au champ politique républicain de prendre la mesure de ce que peuvent amener l’art et la culture en direction d’une démocratie en bonne santé et apaisée. De comprendre que le secteur peut être un véritable rempart à la poussée ultra-conservatrice, à condition qu’il en ait les moyens. Le moment de voir, peut-être, si le champ politique revendiqué républicain souhaite vraiment, ne jamais voir l’extrême droite au pouvoir…