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Fièvre verte : Sainté, toujours

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Fièvre verte : Sainté, toujours

A Sainté, la fièvre verte ne prendra-t-elle donc jamais fin ? Grande ville de football par-delà les résultats de son équipe, la préfecture de la Loire voue à l’ASSE un culte indéfectible qui jamais ne se ramollit, quand bien même l’épopée semble lointaine, et la perspective d’en vivre un jour une seconde, inaccessible. Une ferveur qui trouve son origine dans l’Histoire du club autant que dans la sociologie de la ville, et qui, aujourd’hui, s’exprime comme un lien familial inébranlable. Par Cerise Rochet

La Fièvre verte, toujours

Une délivrance. Une joie immense. Une exultation. Le 2 juin 2024, peu après 19 heures, toute la ville est en émoi. Place Jean-Jaurès, quelques-uns, qui plus tôt dans l’après-midi cherchaient une place abritée pour se protéger de la pluie, viennent à présent de sauter à pieds joints dans la fontaine de Daphnée. Enfants, jeunes, vieux, mi-âgés, femmes, hommes, personnes non-genrées, gens modestes ou aisés, manards ou ingénieurs, supporters occasionnels ou réguliers, amateurs de foot, non-sportifs ou non-connaisseurs : à ce moment précis de l’Histoire, Stéphanois et Stéphanoises ne font plus qu’un, réunis sous la bannière du Peuple Vert. L’ASSE, qui vient alors de regagner sa place dans l’élite du foot français, au terme d’une saison au suspense insoutenable et d’un dernier match irrespirable, transforme ainsi en or 18 carats le ciment qui soude traditionnellement les habitants entre eux.

Les Verts, un fait social total, selon l’historien du sport et maître de conférences à l’Université Jean-Monnet Pascal Charroin*, c’est-à-dire, « un phénomène qui touche des gens qui ne devraient pas être touchés ».

Les Verts, un fait social total

Les plus aguerris le diront. En France, il y a trois vraies villes de foot : Marseille, Lens et Saint-Etienne. Ici, c’est comme ça, chacun a un petit bout d’ASSE qui vibre dans le cœur, quel qu’il soit, quoi qu’il fasse, quelle que soit sa passion pour le ballon rond… Et surtout, quelle que soit la réussite de l’équipe, qui, avouons-le, s’est avérée suffisamment capricieuse ces 40 dernières années pour doucher l’espérance de voir un jour Sainté vivre une nouvelle épopée – Coupe de la Ligue et 16e de Ligue Europa mis à part.

En outre, si le club a finalement retrouvé la Ligue 1, sa 16e place au classement actuel** avec seulement 3 victoires en 11 matches, s’inscrit ainsi dans le même horizon que de très nombreuses saisons : jouer le maintien, et reporter l’espoir à demain. Et pourtant. A chaque rencontre, le stade est plein. Les bars abonnés à DAZN aussi. Partout dans la ville, télés ou radios sont allumées. 8-0 à Nice, Peuple Vert humilié, cassé, vidé, grosse engueulade, tags sur les murs et colère verbalisée… Mais 15 jours plus tard, chaudron bouillonnant encore, Stéphanois enflammés encore, ferveur endiablée encore. Énigmatique ? Pas tant que ça.

Fièvre verte énigmatique ?

Car l’équipe n’a pas toujours été « moyenne ». Après avoir remporté un premier championnat en 1957, et tandis que le football français est alors en pleine dépression, l’ASSE va, durant près de deux décennies, imposer magistralement sa domination sur la discipline, et devenir le club de l’Hexagone tout entier. Entre 1961 et 1981, les Verts remporteront ainsi 9 championnats et 5 coupes de France, manquant de peu le titre suprême, lors d’une finale de Coupe d’Europe des Clubs Champions à Glasgow en 1976, face au Bayern de Munich. Une épopée achevée sur des poteaux carrés, supportée par une France en furie qui, dès le lendemain, célèbrera « les perdants magnifiques ».

Ainsi la bande à Larqué venait-elle de placer Sainté sur la carte du monde, donnant naissance à un inébranlable attachement aux Verts… Et également, à une forme de résilience somme toute très stéphanoise, capable de faire accepter une défaite, pourvu que l’honneur soit sauf. 

Fièvre verte et modestie populaire

Et si comme le souligne Pascal Charroin, la France est aujourd’hui bien moins sensible au parcours des Foréziens, sur notre territoire en revanche, la fièvre semble ne pas vouloir redescendre, quitte à désormais justifier les défaites pour mieux apprécier les victoires. « Ce serait bizarre de supporter une équipe juste parce qu’elle gagne, avance ainsi Mathilde, 32 ans, passionnée de foot et notamment des Verts depuis les prémices de l’adolescence. Notre équipe brille de temps en temps… Et c’est déjà une prouesse, quand tu connais le budget du club. Du coup, quand ça gagne, c’est 1000 fois plus beau ».

Ainsi les Stéphanois préfèreraient-ils perdre avec modestie, plutôt que gagner à coups de gros sous. Une idée que nuance quelque peu Pascal Charroin, notamment éclairé par les réactions de ses étudiants, lorsqu’il leur parle de l’ASSE : « Si demain, un milliardaire arrivait au club, et envisageait de tout changer en échange d’une Ligue des Champions, tous les supporters signeraient tout de suite. Mais il est vrai que la ferveur aujourd’hui est pour partie liée à l’image très populaire du club ».

"Le prix des places est adapté à la population de la ville. C’est comme ça que Geoffroy Guichard peut être pour moi, un peu comme une seconde maison"
Muriel
supportrice

Loin de n’être qu’une stratégie marketing, cette caractéristique populaire s’observe d’ailleurs dans toutes les dimensions du club, depuis sa création : racines dans l’Amicale des Employés de Casino ; style de jeu laborieux ; appui sur le travail de joueurs « infatigables » ou « rugueux », parfois venus du centre de formation, parfois passés par d’autres professions – mécano ou mineur de fond. Recrutement constant de jeunes du cru plutôt que des vedettes du ballon rond ; accent gaga des dirigeants, de Roger Rocher à Romeyer ; maillots griffés du sponsor Manufrance de 1973 à 1979. Plus proche de nous, instauration d’un salary cap durant 7 saisons. Et, à contre-courant de ce qui peut se pratiquer ailleurs, maintien d’un tarif des places très accessible.

« Le club est resté très attaché à ses valeurs populaires, analyse Muriel, 58 ans, supportrice depuis toujours. Le prix des places est adapté à la population de la ville. C’est comme ça que Geoffroy Guichard peut être pour moi, un peu comme une seconde maison ». Ainsi, après 90 ans d’existence, l’ASSE reste-t-elle aujourd’hui un club que certains aiment à qualifier de « prolo », à l’image de la ville et de ses habitants, vaillants et modestes – mais c’est une qualité… Et aussi, solidaires, sympathiques, cultivant un esprit de camaraderie et de proximité. 

Les Verts, « c’est la famille »

« L’ASSE, ce n’est pas juste un club de foot, souligne Philippe Gastal, historien de l’ASSE et conservateur du musée des Verts. C’est aussi un véritable exemple de ce qu’est la mentalité stéphanoise, inscrite dans une tradition de l’accueil, de la solidarité, du lien. A l’origine, le stade Geoffroy-Guichard comportait une piste d’athlétisme. Celle-ci a été supprimée en 1957, afin de rapprocher les tribunes du terrain. Lors du premier match de coupe d’Europe, des chaises avaient même été ajoutées au bord de la pelouse afin que les supporters puissent être encore plus proches des joueurs. Les dirigeants du club ont toujours compris que le public voulait se retrouver dans son équipe, et la proximité a favorisé cela ».

Et de rappeler que, jusqu’aux années 80, lorsqu’un supporter croisait un joueur dans la rue, il pouvait lui arriver d’aller boire un petit canon avec lui au bistrot du coin, tous deux se reconnaissant avant tout comme Stéphanois. « C’est comme ça qu’au fil du temps, un lien indéfectible s’est tissé, jusqu’à former une grande famille ». 

" Le soir de la montée, on n’était pas au stade, mais on était heureux tous ensemble. Parce que ce soir-là, on était juste des Stéphanois. Verts, et fiers "
Marie-Noëlle
Supportrice

Une famille à laquelle on rend visite régulièrement, presque comme une règle à laquelle on ne déroge jamais, et dont on conserve précieusement le moindre souvenir. « Je suis né ici et mon premier match à Geoffroy, c’était gamin, en 92-93, face à Toulouse, dans le kop sud avec mon père, se remémore Florent.  Sainté a gagné 3-2, grâce à un but de Maurice Bouquet. Le lendemain, Le Progrès avait titré « Le bouquet final ». La flamme ne s’est jamais éteinte. Mon rapport à l’ASSE ? C’est comme aller voir ma famille. Tu vas au stade parce que c’est une obligation, une tradition, comme le repas du dimanche midi avec tes proches ».

Et, comme dans toutes les familles… On accroche bien sûr des photos de ceux qu’on aime sur les murs pour apporter de la chaleur aux pièces de vie. Marie-Noëlle, 50 ans, a ainsi punaisé une affiche de Geoffroy-Guichard, ainsi qu’un maillot signé de son chouchou de l’époque, Victor Lobry, sur son lieu de travail, dans son bureau, « pour la paix des ménages » entre elle et son époux marseillais. Depuis une dizaine d’années, elle aussi se rend au stade à tous les matches, avec sa fille. « On voulait participer à cette ambiance de folie, on voulait en être. Le soir de la montée, on n’était pas au stade, mais on était heureux tous ensemble. Parce que ce soir-là, on était juste des Stéphanois. Verts, et fiers » 

Une notion de vivre ensemble très élémentaire

Peut-être, est-ce d’ailleurs là la plus belle réussite du club, en même temps que l’élément clé d’une mayonnaise qui prend, et qui monte, et qui monte, sans jamais retomber : à Saint-Etienne, l’ASSE permet aux habitants de spontanément gommer toutes leurs différences, pour ne conserver qu’un sentiment d’appartenance commun, et une fierté immense d’être stéphanois.

Bien qu’elle soit née ici, Mathilde admet que sans le foot, son identification à la ville n’aurait sans doute pas été la même : « Je ne m’identifie pas du tout à une nation, je n’ai pas vraiment ce truc-là. Par contre, à travers l’ASSE… On arrive à être tous ensemble, on parvient à faire corps, à être tous joyeux en même temps, tous fiers en même temps, ou tous tristes en même temps… Avec les Verts, on concrétise une notion de vivre ensemble très élémentaire, et c’est pour ça qu’à mon avis, on vibre autant. » 

Une marmite à super-pouvoirs

Une expérience collective démultipliée lors des matches à domicile, ou les supporters répondent tous au même rituel : on enfile le maillot, on pose l’écharpe sur les épaules. On rejoint les copains et on se masse, dans un tramway plein de vert. On prend une petite mousse à proximité du Chaudron, avant d’avancer en procession jusqu’à ses portes. Abonné kop nord depuis qu’il est gamin, Jeff, 43 ans, place cet aspect collectif du stade Geoffroy-Guichard en tête des raisons pour lesquelles les Verts comptent autant à ses yeux.

« C’est un truc assez primaire, mais entendre tout le monde chanter en même temps, guidés par les Magic, à chaque fois ça me fout des frissons. Historiquement, le kop nord, c’est potentiellement un bord politique… Disons que je ne partage sans doute pas les mêmes idées que d’autres supporters. Mais pendant 90 minutes, on s’en fout. Parfois je vais tenir un gars que je connais pas par les épaules, si ça se trouve, dans la vie, on n’arriverait jamais à s’entendre, mais là… On est Vert tous les deux »

La Fièvre verte, ou comment expérimenter le vivre ensemble

Ainsi plonge-t-on parfois dans la marmite pour tout autre chose que ce qui se passe sur le terrain. Certains supporters avouent d’ailleurs ne même pas connaître toutes les règles du football. « Moi, le foot, j’ai jamais aimé ça, lance Maxime, Stéphanois d’adoption venu de région parisienne.  Quand je suis arrivé ici, je suis allé au stade, parce que c’est un incontournable. Et j’ai immédiatement compris que ce qui se passe là-bas, ce n’est pas que du foot. L’ambiance, la fraternité… Les Verts, c’est une religion », résume-t-il. Pour Philippe Gastal, ce qui se passe dans le stade serait par ailleurs décuplé par la configuration du bâtiment elle-même : « 4 tribunes fermées, à l’anglaise, qui créent une caisse de résonance incroyable, capable de pousser les joueurs, et de fragiliser les équipes adverses. »

Ainsi va-t-on à Geoffroy-Guichard les jours de match pour « voir d’autres supporters » qui savent mettre l’ambiance. Pour « le spectacle » des tribunes, chants, fumis et tifos compris. Et aussi bien sûr pour « faire partie de cet ensemble », réuni dans un lieu de culte capable, à travers la communion et son écho sonore, d’investir le champ du mystique et de son lâcher-prise.

Fièvre verte : religion et transe collective

Dans un parallèle avec ce qu’il a pu se passer à Paris lors des derniers Jeux Olympiques, Pascal Charroin, citant Norbert Elias, souligne ainsi que « le sport est un espace de pacification des mœurs et de relâchement ». Pour tenter d’expliquer ce qui se joue au stade, et sans doute, ce qui s’est également joué le soir de la remontée en Ligue 1, de très nombreux supporters font référence à leur conduite en tribunes. « Chanter », « hurler », « sauter », « danser », « frapper dans les mains », « se prendre dans les bras ». Un comportement « inadmissible » dans le quotidien de la vie, mais qui ici, est plus qu’encouragé…

Elle aussi stéphanoise d’adoption après avoir passé une grande partie de sa vie en région parisienne, Séverine affirme avoir attrapé la fièvre verte dès sa première visite au stade. « En kop, on peut se laisser aller à des comportements très instinctifs, et l’émotion que cela procure est forcément décuplée, puisqu’au même moment, plein de gens font exactement la même chose. C’est une sorte d’état second, c’est très animal, c’est un sentiment de liberté ultra-puissant. La première fois, je me suis rendue compte que je n’avais jamais vécu un truc aussi fort de toute ma vie. » Une sorte de transe collective qui, au titre de l’excitation induite par le jeu, implique de s’inscrire dans l’énergie portée par le groupe… 

Et qui s’avère également salvatrice, tant elle correspond parfaitement au besoin de décompresser à l’issue d’une semaine de labeur parfois difficile. « Dans le contexte industriel et sidérurgique de l’époque, les Stéphanois travaillaient pour beaucoup 6 jours par semaine, occupant des emplois souvent très éprouvants, rappelle Philippe Gastal. Le match était alors la sortie du dimanche, les gens mettaient leurs costumes et leurs chapeaux, et affluaient dans les tribunes sud et nord que l’on appelait alors les Populaires, dans lesquelles les places étaient très peu chères ».

A l’exception des costumes et des chapeaux, le rituel de fin de semaine semble ainsi avoir perduré, ayant pour vertu de permettre aux Stéphanois et Stéphanoises de « se vider la tête », « d’oublier les soucis », et « de se sentir mieux après, surtout si ça gagne ». 

"Dans le contexte industriel et sidérurgique, le match était alors la sortie du dimanche. Les gens mettaient leurs costumes et leurs chapeaux, et affluaient dans les tribunes sud et nord que l’on appelait alors les Populaires, dans lesquelles les places étaient très peu chères"

De chapeaux et costumes en écharpes et maillots verts, de père et mère en fils et filles, de grands-parents en petits enfants, fièvre et codes rituels se transmettent donc, inlassablement, à la faveur d’une équipe qui se doit de mouiller l’uniforme, de rester humble dans la victoire, et brave dans la défaite, afin de se montrer digne de l’amour et du dévouement de son public.

Être Stéphanois ou Stéphanoise, c’est en passer nécessairement par une acculturation à l’ASSE, qu’on soit né ici ou non. Fort de ce 12e Homme, le club travaille d’ailleurs continuellement à cette contagion des nouvelles générations. Un corner famille pour assister au match avec ses pillots, un musée pour des visites en famille à travers l’Histoire des Verts, une incursion remarquée il y a quelques années dans le monde du e-sport, la création du label Steph pour investir les champs de l’événementiel, de la musique, du foot amateur, du design textile…

Et demain ? Demain, nul ne sait. Mais comme ils disent : Vert un jour, Vert toujours. 

*Pascal Charroin est Maître de Conférences Hors-classe, Enseignant à l’Université Jean-Monnet Saint-Etienne Département STAPS et Pôle International de Formation en Patrimoines et Paysages Culturels, Chercheur titulaire L-VIS. Il emprunte le concept de « fait social total au sociologue Marcel Mauss. 
**à l’heure à laquelle nous écrivons ces lignes

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