En octobre dernier, les salles de cinéma ont enregistré un peu plus de 15 millions d’entrées. Un succès qui profite d’abord au cinéma français lui-même, lui assurant une pérennité financière. Explications, par Victor Dusson.
Vous faites sûrement partie des 15 millions de personnes qui sont allées au cinéma en octobre pour voir L’Amour ouf, Monsieur Aznavour, ou Quand vient l’automne. Un chiffre qui laisse augurer de belles recettes pour l’industrie cinématographique tout entière… Et notamment, grâce à votre ticket de cinéma, peu importe ce que vous avez vu.

Selon une étude réalisée en 2022 par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC)*, un ticket de cinéma coûte en moyenne 7,24€ en France. Un montant qui fait l’objet d’une redistribution réglementée, quel que soit le film que l’on a vu, la salle où on l’a vu, le prix que l’on a payé pour le voir. Bénéficiaire de cette redistribution au titre de la TVA, l’État touche 5,5% des recettes des places vendues.
Cinéma : une taxe spécifique
10.72% de taxe spéciale additionnelle (TSA) sont ensuite prélevés et reversés au CNC, qui acquiert ainsi 40% de son budget. L’établissement pourra alors redéployer cette taxe en direction de plusieurs maillons de la chaîne cinématographique, comme l’explique Sylvain Pichon, co-directeur et programmateur du Cinéma Le Méliès à Saint-Étienne : « Ce budget permet la création de films grâce à un fonds de soutien destiné notamment aux producteurs. Mais il sert aussi, et c’est là que cela devient intéressant pour les exploitants, à financer la construction, l’entretien et la modernisation des salles de cinéma. Et puis, aussi, la distribution de films originaux et audacieux, catégorisés art et essais. Des films qui font moins d’entrées et qui, en nombre de tickets vendus, ne nous rapportent pas d’argent, voire, nous en font perdre. »
A travers la TSA, le spectateur finance donc par ricochet des films qu’il ne verra peut-être jamais… Mais qui méritent pourtant de voir le jour pour faire vivre la diversité des représentations cinématographiques. Ou comment une Palme d’Or peut être financée grâce au carton d’un film de divertissement très grand public.
La base film, le gros du gâteau
Une fois déduites la TVA et la TSA, reste la base film, soit 83,78% du prix du ticket. Dessus, 1,51% est reversé à la SACEM. Le plus gros, sera ensuite partagé à 50/50 entre l’exploitant (c’est-à-dire, les salles) et le distributeur (Universal, Warner Bros, Pathé, Gaumont, BAC films…), dont la mission consiste à négocier la programmation d’un film en salle avec l’exploitant et de s’occuper de sa promotion via des affiches et bandes annonces. Avec sa part, l’exploitant assure le fonctionnement de sa salle. Avec la sienne, le distributeur rémunère à son tour les producteurs. Ces derniers pourront ainsi reverser un salaire ou un pourcentage des entrées réalisées par le film à ses équipes (scénaristes, acteurs, techniciens), selon les modalités du contrat signé avec elles en amont de la réalisation.
Voilà comment, lorsqu’un ticket de cinéma est vendu, l’industrie entière peut être soutenue. Cette répartition propre à la France nourrit ainsi un cercle vertueux capable de soutenir la création. D’autant que, au-delà du ticket de cinéma, toute personne qui tire profit de la diffusion d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles a, en France, l’obligation de contribuer à la création de ces œuvres. Il s’agit là d’un exemple de ce qu’est l’exception culturelle française, qui vise à ne pas considérer l’art comme une marchandise quelconque, et donc, à réglementer son financement et son commerce. Pour pouvoir financer son projet de film, un créateur aura donc la possibilité de toquer à différentes portes… La première d’entre elles étant celle du producteur.
Redistribution de la TSA
Après avoir écrit son script et avant même de crier « action », un réalisateur ou une réalisatrice a en effet l’obligation de garantir que les ressources nécessaires à chaque étape de la fabrication de son film seront bien disponibles. Ainsi va-t-il rechercher un producteur, qui apportera lui-même des financements, mais qui devra également en trouver d’autres, à commencer par des subventions publiques.
C’est là qu’intervient le CNC, notamment abondé par la TSA précédemment évoquée. Calculée au prorata du nombre d’entrées réalisées par le précédent film de la même société de production, l’aide dite « automatique » est ainsi systématiquement octroyée au producteur pour son film suivant, sans négociation possible. Celle-ci peut par ailleurs être complétée par une aide sélective, pour laquelle le projet de film doit alors être défendu auprès du CNC.
Mais seules, les aides du CNC ne suffisent pas. En complément, les producteurs peuvent donc bénéficier d’un crédit d’impôt sur les sociétés de 30%, à condition de faire appel à des entreprises françaises pour accompagner la fabrication du film (traiteurs pour nourrir les équipes de tournage, ou transporteurs pour acheminer le matériel ou les décors, par exemple). Cette mesure vise à inciter les réalisateurs à tourner sur le territoire français, pour permettre au territoire national de profiter des retombées économiques du tournage… Et cela semble porter ses fruits, puisqu’en 2023, 80% des jours de tournage du cinéma français ont eu lieu en France **
Autre source de financement public, les collectivités territoriales, qui soutiennent des films tournés sur leur territoire. À titre d’exemple, pour le film multirécompensé Anatomie d’une chute de Justine Triet, le fonds régional de coproduction Auvergne-Rhône Alpes Cinéma aurait investi, selon son directeur Grégory Faes interrogé par France 3, 270 000 €, pour un tournage qui aurait rapporté 700 000 € au territoire via les réservations d’hôtel pour loger les équipes, l’emploi créé, la restauration… Devenant ainsi coproductrice, la Région a également perçu via la base film une partie des recettes générées par le film.
La distribution, le nerf de la guerre
Outre les financements publics, le distributeur sera lui-aussi sollicité… En tout premier : « S’il n’y a pas de distributeur, le film ne pourra pas sortir et générer des recettes, souligne Adrio Guarino, producteur pour Messina film. La première chose que je fais, c’est donc de chercher un distributeur pour les salles et la VOD. On choisit le distributeur en fonction de la portée attendue du film : si l’on vise aussi l’étranger, on choisira un distributeur international. Dans ce cas de figure, c’est davantage de recettes attendues pour le film, et donc, davantage de financements de la production ».
Les diffuseurs, dernier maillon de la chaîne
Et, parce que la durée de vie d’un film dépasse généralement son exploitation en salles, tous les autres supports audiovisuels – diffuseurs – sont également priés de soutenir activement la création, via le régime de la chronologie des médias. Instauré lors de l’apparition de la télévision, celui-ci a pour objectif de prioriser la diffusion d’un film selon une règle claire : la primauté de la diffusion est attribuée à celui qui paie le plus. Dernier texte en date émanant du ministère de la Culture, et portant sur cette chronologie des médias, l’arrêté du 4 février 2022 stipule que « l’exploitation sous forme de vidéo destinée à la vente et à la location pour un usage privé du public [est permise] à compter d’un délai d’expiration de 4 mois après la sortie [du film] en salles ». En d’autres termes, un film est exploitable en DVD ou VOD, 4 mois après sa sortie. Viennent ensuite les services de télévision payants de cinéma (Canal + et, dans une moindre mesure, Ciné + et OCS actuellement), qui peuvent exploiter le film dans un délai compris entre 6 et 9 mois après la sortie du film en salles. Les chaînes de télévision en clair pourront quant à elles diffuser le film après 22 mois, à condition de contribuer à la production cinématographique dans son ensemble à hauteur de 3,2% minimum de leur chiffre d’affaires ; et après 30 mois, si elles contribuent moins.
Selon un rapport de l’Observatoire de la Production Cinématographique du CNC publié en mars 2024, Canal+ était en 2023 le plus gros investisseur du cinéma français, avec 154.1 millions d’euros soit 40% des apports totaux des diffuseurs… Ce qui justifie donc la priorité de diffusion accordée. A titre de comparaison, France 2, premier diffuseur parmi les chaînes de télévision gratuites, a pour sa part investit 48.3 millions, et M6, un peu plus de 15 millions.
Ainsi bouclée, la boucle vertueuse du financement du cinéma français lui permet donc de poursuivre sa route, dans toute la diversité qui est la sienne, préservant au passage un savoir-faire et un certain patrimoine culturel. Et, au vu du nombre de films français figurant dans le palmarès des entrées en salles depuis le début de l’année… Celle-ci semble également à même de lui apporter une belle vitalité.
* Le CNC est un établissement public dédié au soutien à la création audiovisuelle
** Selon le rapport 2024 de l’Observatoire du cinéma français du CNC
Le cas des plateformes
Les plateformes, ou services de médias à la demande par abonnement (SMAD) ne poursuivent pas toutes la même stratégie quant à l’investissement dans la création audiovisuelle française. En 2022, Netflix a, pour sa part, accepté de conclure un accord avec les représentants du 7e Art, en s’engageant à investir 4% de son chiffre d’affaires annuel réalisé en France dans la création française (ce qui représente environ 40 millions d’euros par an) au titre de la diffusion. En échange de quoi, sa fenêtre de diffusion au sein de la chronologie des médias a été ramenée de 36 à 15 mois.
Parallèlement à cela, la plateforme investit environ 160 millions d’euros annuellement dans la production de créations audiovisuelles diverses, qui ne passeront pas par la salle de cinéma, et seront donc disponibles directement en streaming. Du côté de Disney +, Prime et HBO, aucun accord en revanche. Ces dernières semblent en effet privilégier un moindre investissement dans la création à travers la fonction de diffuseur, quitte à être perdant sur la fenêtre de diffusion (17 mois au lieu de 15 pour Netflix).