Co-fondateur des Editions Jarjille, Serge Prud’homme (aka Zac Deloupy) n’en finit pas d’enchaîner les projets de BD. En quelques années et une riche flopée d’albums, le trait et le propos de l’illustrateur stéphanois ont pris une belle épaisseur. Portrait d’un gars d’ici dont l’inspiration n’a plus de frontières. Par Niko Rodamel
Zac Deloupy est son nom d’artiste, Serge Prud’hommes celui de l’état civil. À Saint-Etienne, on l’appelle plus communément Deloupy. Il nous a donné rendez-vous dans son atelier du centre-ville, place Jean Plotton. Dans le capharnaüm organisé qui pourrait faire penser à une chambre d’ado, piles d’albums, hordes de crayons et de feutres, planches de BD et figurines du 9e art se partagent l’espace autour de l’imposante table en L. Surplombant le PC, le scanner et la table lumineuse, la lampe articulée (une belle Jieldé vintage) rappelle que l’on est ici chez un artisan, un besogneux, un manuel, un artiste qui chaque jour se penche sur son ouvrage.
Deloupy : une exploration des styles
Pour la faire courte, Serge Prud’hommes est né en 1968 à Saint-Etienne. Il décrochera son Bac A3 au lycée Saint-Michel en 1987, puis sortira diplômé des Beaux-arts d’Angoulême (section BD) en 1992. « J’ai passé là-bas trois années très riches qui m’ont permis de cerner les finalités du métier, grâce notamment à de nombreuses rencontres avec des auteurs et des éditeurs. » Le jeune homme débute sa carrière d’illustrateur dans le monde de la publicité, tout en faisant ses armes dans l’édition jeunesse dès 2002. En 2004, la sortie de Comixland marque la naissance de Jarjille, maison d’édition associative qu’il crée avec Michel Jacquet (Aka Alep) et Alain Brechbuhl.
Durant huit ans se succèdent alors les albums explorant différents styles, dont certains, davantage concernés par l’Histoire et l’actualité politico-sociétale, font la preuve d’une maturité que la critique n’a pas tardé à remarquer. Sorti chez Delcourt en 2016, Love story à l’iranienne ouvre en effet une nouvelle ère dans l’œuvre de l’illustrateur. Le prix France Info de la BD d’actualité et de reportage vient récompenser cette poignante enquête en immersion auprès de la jeunesse iranienne d’aujourd’hui. « Depuis, j’ai sorti un à deux albums par an, je choisis les sujets qui m’intéressent parmi tout ce que l’on me propose, quitte à changer très souvent d’éditeur. »
Le monde d’après
En 2018 et 2022, deux albums (Algériennes et Appelés d’Algérie) s’intéresseront à la guerre sans nom, ouvrant la voie au remarquable Amour sexe et terre promise, fruit d’une longue enquête sur la difficulté d’aimer en Israël et en Palestine. « L’album donne la parole à seize témoins, hommes et femmes, palestiniens et israéliens, arabes et juifs, qui tous racontent de quelle façon la guerre et la religion s’insinuent dans leur vie intime. » En 2018, l’illustrateur surprend tout le monde avec Pour la peau, sulfureux roman graphique autour de deux personnages qui entretiennent une relation illégitime.
La crise du Covid laissera également son empreinte dans la bibliographie de Deloupy. Après Covidland, Le monde d’après est une glaçante dystopie dans laquelle Serge dénonce les extrémismes en tout genre, jusqu’à une forme d’auto-destruction de l’humanité. Dans chaque image un élément rouge-sang focalise le premier regard, invitant à découvrir ensuite la scène dans toute son absurdité. En juin dernier, les dessins étaient exposés à la médiathèque de la Ricamarie, ainsi que sur les panneaux électoraux : clin d’œil plutôt cocasse. Annonçant l’exposition Le monde d’après s’affiche, Deloupy diffusait un selfie où on l’apercevait, casquette noire vissée sur la tête, laissant derrière lui un dessin sur un abribus tel un graffeur après son furtif méfait.
La méthode Deloupy
La mise en images puis en pages d’un scénario nécessite évidemment un long et fastidieux travail de réflexion. Les échanges téléphoniques et les emails entre coauteurs sont nombreux, jusqu’à tomber d’accord sur le découpage et la transposition de l’histoire. « Dans la construction de mon storyboard, je m’efforce d’inventer chaque fois un procédé pour manipuler voire casser le récit, lui insuffler un rythme afin que la narration ne soit pas racontée de façon bêtement linéaire. Dans ma façon d’aborder un scénario, c’est un point essentiel. Je me mets alors à la place des personnages, j’essaie de penser comme eux. »
Deloupy se revendique davantage comme un monteur, un réalisateur qui s’approprie l’histoire pour lui donner une forme personnelle. Dans sa volonté de rester au plus près du réel, l’illustrateur entreprend de longues recherches, notamment lorsqu’il aborde un sujet marqué par l’Histoire passée ou actuelle d’un pays, n’hésitant pas à faire ses valises et à sauter dans un train ou un avion. « La plupart du temps je vais sur place pour y prendre ce que je n’aurais pas trouvé autrement : des décors, des saveurs, des rencontres… Je dessine, je photographie aussi avec mon téléphone. Comme j’ai la hantise de commettre une erreur historique, je lis aussi beaucoup autour du sujet, je fais de nombreuses recherches. Dans mon travail, je cherche toujours à être le plus juste possible, mais l’objectivité n’est pas toujours facile à tenir. Ce qui m’intéresse au final c’est de proposer une multiplicité de points de vue. »
L’introuvable
En filigrane et toujours avec Alep, Deloupy continue également de faire vivre les aventures de la librairie l’Introuvable, débutée en 2006. Ici, le dessinateur et le scénariste réinventent ensemble une forme de polar où la BD elle-même constitue le sujet central, au fil d’une série d’enquêtes sur fond de livres, de libraires et de librairies, promenant le lecteur dans les rues de Saint-Etienne, du Havre, de Paris et de Madrid. Après L’introuvable, les deux tomes de Faussaires, le spin-off Lucia au Havre puis Le collectionneur, la saga se poursuit avec L’affaire Chaland, sorti l’an passé. Depuis quelques semaines, Deloupy égraine sur les réseaux sociaux des croquis aux parfums d’Afrique noire, juste assez pour mettre l’eau à la bouche des lecteurs assidus qui suivent de près le travail du Stéphanois.
« Je commence à travailler avec l’écrivaine et journaliste Isabelle Collombat sur un projet à propos des conséquences du génocide rwandais. Nous venons de passer trois semaines entre Rwanda et RDC. » Du polar au récit érotique, Deloupy a largement prouvé qu’il est à l’aise dans tous les genres, passé maître dans les enquêtes dessinées et les documentaires historiques. Reconnue pour le coup de crayon de l’illustrateur, la patte Deloupy l’est autant pour la sensibilité et l’intelligence dont l’homme fait preuve dans l’approche des sujets. Serge Prud’hommes sera présent sur la 38e édition de la fête du livre, en octobre prochain à Saint-Etienne. En attendant, on peut découvrir quelques illustrations inédites dans le journal La Brèche, ainsi qu’un Carnet de Sainté, onze pages de balade au fil des rues et des places stéphanoises, dans le nouveau numéro du magazine Carnets d’ailleurs.
Zac Deloupy sur la Fête du Livre de Saint-Etienne, du 11 au 13 octobre prochains